Vortex

Elle retroussa sa robe à la hâte. D’un doigt, elle écarta sa culotte. Un jet d’urine puissant se déversa aussitôt sur le carrelage.  Un regard vers l’arrière l’assura que personne n’avait l’intention, pour l’heure, d’emprunter l’allée « outillage », l’allée N°5,  de ce qu’elle pouvait en lire sur le panneau, situé à quelques mètres sous le plafond métallique.

Toujours accroupie, elle secoua son entrejambe afin de libérer les dernières gouttes puis se releva et réajusta sa robe. Elle contempla l’étendue de la flaque dont l’odeur acidulée effleurait déjà ses narines. Elle se retourna vers le rayonnage et décrocha une scie à métaux ainsi qu’une dizaine de blisters de lames. L’urine allait lécher la semelle de ses babies quand elle leva son pied droit, filant vers la caisse.

Vingt-quatre euros, madame, s’il vous plait, annonça la caissière d’une voix molle.

Elle lui tendit cinq billets de cinq euros et reprit sa monnaie.

Elle sortit du magasin de bricolage et se dirigea vers une camionnette blanche. Son cœur s’accéléra. Le rideau d’une des vitres à l’arrière de son véhicule avait bougé.

Cet enfoiré s’était-il réveillé ?

Sa main effleura le métal froid de la petite bombe dans la poche de son imperméable. Elle se décala vers la droite du parking afin de revenir à hauteur d’un des côtés hermétiques du van, colla son oreille contre la tôle, la respiration suspendue. Elle posa ses achats au sol puis progressa à demi-courbée vers les portes arrières,  actionna la télécommande de sa poche puis d’un coup sec, ouvrit les deux battants. Le captif penché vers l’avant, tentait de limer la cordelette qui entravait ses mains contre une saillie en métal. Elle grimpa dans le véhicule et l’arrosa de bombe lacrymogène. Il grogna, se plia en deux. Elle le poussa d’un coup de pied. Il vacilla puis s’écroula sur le sol graisseux de la camionnette. Elle se rua vers la bouteille de chloroforme qu’elle avait laissée sous les sièges. Tout en détrempant un vieux chiffon,  elle s’installa à califourchon sur son corps ponctué de soubresauts, serra les cuisses, puis appliqua le tissu imprégné sur le nez du prisonnier. Il s’agita encore quelques secondes et, enfin, reposa, inerte.

Les portes étaient restées ouvertes durant toute l’opération. Elle avait garé le van à l’écart du flux de clients, ce qui lui avait préservé une certaine tranquillité. Elle descendit et récupéra ses achats restés au sol.

Il était temps de mettre les voiles.

 

La première chose que vit Léopold Natief en se réveillant deux jours plus tard, ce fut le bandage qui comprimait sa main gauche reposant sur le bord du drap. Il leva son bras au niveau de son visage et l’examina comme si ce dernier ne lui appartenait pas. D’un geste nerveux, il commença à arracher le pansement. Sur les cinq doigts ne restaient que le pouce et l’index. Les trois autres avaient disparu. A leur place, la chair à vif composait de vilaines petites excroissances sanguinolentes.

 

Un hurlement la tira brutalement de sa somnolence. Elle sourit. Son docteur préféré était réveillé. Elle se félicita d’avoir investi dans ce mobil-home. A cette époque de l’année, le camping avait fermé ses portes. Le terrain, isolé, situé en pleine campagne normande, était de petite dimension, séparé en une centaine de parcelles.  Six mobil-homes avaient été mis  à la vente à très bas prix par le propriétaire du terrain. Elle avait acquis l’un des plus grands d’entre eux au mois de juin dernier puis avait passé l’été à le nettoyer et l’aménager.
Elle prépara le plateau. Des pancakes encore chauds, arrosés de sirop d’érable, un grand bol de café de la meilleure marque composaient le petit-déjeuner.

De la confiture pour un cochon.

Elle frappa doucement à la porte comme l’aurait fait une employée dans un des grands hôtels de la côte, puis, passa la porte en arborant un large sourire : « Bonjour, Docteur Natief, comment te portes-tu ce matin ? »

Instinctivement, il se rehaussa contre la tête du lit. « Eh bien alors, toi qui m’accueillais auparavant avec un sourire à tomber, tu es bien renfrogné ce matin ! ».

Elle posa le plateau puis s’assit au bord du lit les mains croisées, comme l’aurait fait une vielle camarade.

« Comment te sens-tu ? Tu permets que je te tutoie en souvenir du bon vieux temps ? »

Elle montra négligemment le moignon de l’index. « Ah je vois que tu n’as pas résisté à l’envie de découvrir ce qui se cachait derrière ce bandage ». Elle gloussa. « Tu m’excuses, je n’ai aucune notion de chirurgie. Enfin si peu…Remarque, tu n’as pas toujours été toi-même exemplaire sur le sujet, hein ?  Bon, je t’avoue que j’ai quand même étudié un peu sur internet, mais tu es mon premier cobaye ! Félicitations ! ». Elle se fendit d’un petit rire tout en lui administrant par voie sous-cutanée une dose d’un liquide transparent qui emplissait la seringue.

La douleur qu’il ressentait se prolongeait jusqu’à l’épaule, lui donnant l’impression que tout son bras s’était trouvé arraché par un explosif.

« Avec cet anti-douleur, tu vas te sentir mieux d’ici quelques instants », le rassura-t-elle tout en déposant l’aiguille usagée dans le collecteur jaune sur la table de chevet. Tu vas manger un peu, il faut que tu te retapes. On ne va pas se quitter tout de suite, je pense que tu l’as compris. Allez, mange un peu. »

Le docteur fixait le mur droit devant. Pas un seul instant, il n’avait jeté un œil sur le plateau.
« Mange, je te dis »

Il ne bougea pas.

« MANGE ! » aboya-t-elle en se penchant vers lui.

Son nez était à quelques centimètres de son visage. Son regard se posa lentement sur les pancakes. De sa main valide, il approcha le plateau en mélamine, attrapa la tasse de café et la porta à ses lèvres. Le froid qui l’habitait, semblait ronger ses pieds et la main qui lui restait. Son corps était secoué de tremblements.  

Le liquide lui brûla l’œsophage.

« Bien. C’est un bon début. Tu finis tout cela et après je refais ton pansement. Un pansement tout propre, tout beau. Vois-tu comme je te bichonne ! » susurra-t-elle tout bas en posant sa main sur son avant-bras. Le dégoût qu’il ressentit au contact de sa peau froide comme celle d’un reptile contracta un peu plus son estomac.

Il s’entendit murmurer : « Pourquoi vous faites cela ? »

Elle se releva d’un mouvement brusque. « Tu ne me reconnais donc pas ? »

Elle se pencha et pinça la peau du poignet handicapé. Il hurla.
« Un conseil, essaie de faire un effort de mémoire », lui glissa-t-elle à l’oreille.

La porte claqua sur ses talons.

Natief posa immédiatement la tasse de café et massa son avant-bras de sa main valide. Il se força néanmoins à avaler deux pancakes, non pas qu’il ressente une faim démesurée mais il avait besoin de prendre des forces s’il voulait avoir une chance de quitter cet enfer. Il regarda le pansement et tenta de se raisonner. Ce n’était qu’une main. Même si dans son métier, elle lui était indispensable, il était encore en vie. Et c’est tout ce qu’il devait considérer pour le moment.
La tête en arrière, il ferma les yeux et essaya de se concentrer sur ses souvenirs. Où l’avait-il aperçue ? Est-ce une consœur ? Une infirmière ? Une connaissance de sa femme ? Une patiente, peut-être ?

Tu n’as pas toujours été exemplaire toi-même sur le sujet, hein ?

Assurément, quelqu’un de la sphère professionnelle.
Elle ouvrit la porte, revêtue d’une blouse immaculée blanche, coiffée d’une charlotte,  portant un haricot en carton blanc dans lequel dépassaient des gros rouleaux de bandes chirurgicales. Elle s’installa sur le tabouret près du lit et saisit avec délicatesse, de sa main gantée, le pouce et l’index  orphelins.  « Ça cicatrise bien, non ? Qu’en penses-tu, toubib ? C’est encore un peu à vif mais c’est tout frais, cela ne fait que deux jours.» Elle le gratifia d’un sourire confiant. Presque tendre.

Quel sourire. En d’autres circonstances, il aurait pu craquer devant une telle femme. Blonde, un sourire éclatant animant une bouche charnue. D’ailleurs, avait-il craqué pour elle dans le passé ? Son métier lui permettant, il ne s’était pas privé. Des femmes, il en avait dragué. Sauté aussi. Cependant, il avait beau fouillé dans sa mémoire, il ne parvenait pas à poser un nom, à associer un souvenir, même vague, à ce visage. Il regardait ailleurs tandis qu’elle s’affairait à refaire son bandage. 

« Voilà, c’est fait, assura-t-elle en tout fixant le dernier morceau de sparadrap. Docteur, je te laisse te reposer, j’ai à faire. Mais à mon retour, j’espère bien que tu te souviendras de moi ». Elle lui adressa un clin d’œil fugace comme si elle racolait dans une soirée mondaine, repartit comme elle était venue, le haricot à la main, en claquant la porte. Un bruit de cliquetis se fit entendre.
Infirme et…prisonnier.

Sinon quoi ?

Qu’allait-il se produire s’il ne parvenait pas à se souvenir ? Depuis quand était-il enfermé ici ? La foldingue avait précisé : deux jours. Mais peut-être est-il ici depuis plus longtemps ? Il s’attarda sur le contenu de la pièce. Elle était exigüe avec juste une petite fenêtre à sa droite dont le voilage blanc, qui l’agrémentait, semblait neuf. Des petits papillons multicolores y étaient brodés. La fenêtre était-elle verrouillée ? Aucun bruit ne lui parvenait, il tenta de se lever. Tout d’abord, il repoussa la couverture et le drap, puis bougea la jambe droite vers le bord du lit, avança son fessier dans la même direction. Sans sa main gauche, il lui était difficile de se soulever un peu plus. Il appréhendait le frottement du bandage sur le tissu du lit, suspendant son coude en l’air au niveau de son menton. Il parvient à se glisser tout au bord. Son pied glacé frôla une espèce de sol plastique qui l’était tout autant. Un frisson parcourut tout son corps. Il se remit à trembler. La tête basse, il attendit quelques minutes que cette sensation désagréable s’estompe. L’étroitesse de la pièce lui permettait, depuis le lit, d’appuyer une main contre la cloison. Il se leva doucement. Un étourdissement le fit retomber sur sa couche. Dans un grand souffle, il réussit enfin à se maintenir au plus près de la paroi au second essai et s’approcha de la fenêtre dont il souleva le rideau. L’ouverture en verre épais ne comportait plus de poignée. Le plastique semblait avoir été scié au plus près de sa base, entravant toute prise. Un mastic ou une colle blanchâtre scellait le pourtour du cadre. Il approcha son index droit pour le toucher. Dur comme du fer.  Impossible de sortir par-là, à moins d’y aller au burin. D’autre part, un store extérieur entravait la vue. Natief recula et se laissa retomber sur le matelas. Sa petite excursion ne l’avançait pas beaucoup. S’il voulait se tirer d’ici, il lui faudrait trouver une autre solution.


Tandis que son prisonnier explorait les lieux à son insu, elle préparait une blanquette de veau pour le repas du midi. La viande, accompagnée de petits légumes,  mitonnait dans son jus depuis l’aube. Ses hanches larges se balançaient doucement au rythme de Milky White Way, sa voix claire accompagnant celle, chaude, d’Elvis. Le mercredi précédent, elle avait garé son van dans une petite rue de Rosny-sous-Bois, devant le cabinet « Ségala&Natief, associés ». Frigorifiée, emmitouflée dans son écharpe, le bonnet bien enfoncé sur les oreilles, elle avait poireauté dès six heures du matin, buvant par petites gorgées le café brulant dont elle avait rempli la tasse, posée sur le tableau de bord. Quand elle avait établi, l’été précédent, les étapes de son plan, elle en avait vite tiré la conclusion que le mercredi ne pouvait être que l’unique jour où elle pourrait passer à l’action. Le reste de la semaine, le docteur officiait dans sa clinique rutilante à Nogent. Le lieu était trop exposé pour envisager quoi que ce soit,  de par sa proximité avec le commissariat mais aussi, de par sa fréquentation. Le mercredi, Natief avait conservé sa journée d’auscultations dans ce petit cabinet, au cœur d’un quartier bourgeois. Certaines rombières, terrorisées à l’idée de  traverser les banlieues insécurisées pleine de racaille, venaient se faire palper les seins par l’honorable médecin. Comme à son habitude, en ce mercredi 28 octobre, à huit heures moins le quart précises, Léopold Natief avait enclenché la première, engageant son 4X4 noir flambant neuf sur la côte menant au garage, jouxtant le cabinet. Il s’était garé, avait coupé le contact. A ce moment, elle était sortie discrètement, avait juste repoussé la portière sans la claquer. Elle était restée dans l’angle mort, feignant de fouiller dans ses poches. Ce salopard en avait mis du temps pour sortir. De là où elle était, elle avait pu le voir, à travers la vitre,  passer ses doigts dans sa chevelure, plaquant ses mèches poivre et sel contre ses tempes, tout en s’admirant dans le rétroviseur. Après une attente lui paraissant interminable, il avait ouvert  la portière.

C’est à ce moment-là qu’elle était sortie de sa planque en l’interpellant. Tout sourire, elle s’était dirigée vers lui et lui avait expliqué qu’elle semblait avoir un problème avec son pneu arrière, que ce serait sympathique s’il pouvait au moins lui donner un avis sur l’état de ce dernier. Natief, le visage halé par les innombrables séances d’UV, arborant un sourire « ultrabright »  avait posé sa valisette au sol  puis s’était dirigé vers le van, en plaisantant avec cette jolie blonde à qui il ne pouvait refuser un coup de main.

Plein d’entrain, le toubib l’avait devancée pour examiner le pneu. Postée derrière lui, elle avait ouvert discrètement une des portes arrière. L’homme s’était relevé et, alors qu’il s’apprêtait à lui faire face, elle avait plaqué de toute sa poigne sur sa bouche un tissu chloroformé. Poussé d’un violent coup de poing dans les omoplates, il s’était écroulé, les bras en croix, sur le ventre puis avait rapidement sombré dans l’inconscience. L’opération n’avait pris que quelques secondes. Petit et chétif, de surcroît surpris, Natief n’avait opposé que très peu de résistance. Elle s’était dirigée d’un pas paisible vers le 4x4 pour ramasser la valisette qu’elle avait ensuite balancée dans son véhicule. Une fois les mains de son passager ficelées avec de la corde, elle s’était glissée au volant, et, dans le plus grand calme avait introduit la clé dans le contact.

Elle sourit tout en versant les petits morceaux de pommes de terre dans le faitout puis alla s’installer sur le canapé qui lui tenait lieu de lit depuis qu’elle avait ramené sa proie au mobil-home. Elle but une gorgée de Pinot Gris et attrapa son livre posé sur la table basse.

Derrière la porte, Natief reposait sur le lit et tentait de trouver le sommeil, en vain. De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front et s’écoulaient le long de ses tempes. Le pyjama lui collait à la peau. Le luminaire au-dessus du lit délivrait une lumière crue qui ne l’aidait pas non plus. La pièce était surchauffée par un petit appareil qui reposait au sol dans un angle et qui crachait un souffle chaud. Avait-il de la fièvre ? Il leva son bras gauche par réflexe pour estimer la température de son front, puis se souvint du bandage. Sa main droite, toute aussi experte que la gauche en temps normal, ne parvint pas à lui confirmer, si oui ou non, la fièvre le tenaillait. Il se sentait épuisé. L’angoisse, la nervosité et la douleur, même si celle-ci est devenue plus supportable depuis la piqûre, le maintenaient éveillé. Des images confuses lui traversaient l’esprit. Il brassait les lieux, les événements, les souvenirs, pénibles comme joyeux, à la recherche d’un visage, SON visage à elle. Mais rien ne lui revenait. Un mal de ventre le saisit. Stress ou Petit-déjeuner ? Et si cette cinglée avait saupoudré ses tartines de poison ? De la mort au rat, par exemple ? Si elle lui voulait du mal, pourquoi n’en finissait-elle pas plus rapidement ? Pourquoi le mutiler si elle devait l’achever quelques jours plus tard ? De guerre lasse, il ferma les yeux et finit enfin par sombrer dans un profond sommeil.

Il fut réveillé par le couinement que fit la porte en s’ouvrant. Elle entra, un large plateau entre les mains, sur lequel reposaient deux assiettes fumantes. « Tu as bien dormi, toubib ! Trois heures ! Réfléchir, ça fatigue hein ! » ricana-t-elle. « Alors ? Tu te souviens de moi ? Non, ne réponds pas tout de suite. J’ai une faim de loup, si jamais tu te trompes, ça va me gâcher mon repas. Ce serait dommage. C’est de la blanquette et je me souviens que tu a-do-res ça autant que moi». Elle rit de plus belle. « Avant toute chose, t’as envie de faire pipi ? » Elle déposa le plateau sur le lit.

Natief bredouilla un « oui » à peine audible. Il essaya de se relever sur son séant tant bien que mal. Elle repoussa le drap et attrapa les jambes du docteur pour l’amener à s’assoir au bord du matelas, puis l’aida à se mettre debout. « Tu m’excuses si je ne te donne pas la main », gloussa-t-elle.
Elle l’emmena dans le petit cabinet de toilettes attenant à la chambre, et le positionna juste devant le WC. La main droite posée sur l’élastique de son bas de pyjama, il osa glisser un regard vers elle. Sa geôlière attendait, les bras croisés, au plus près de lui. « Ben vas-y, qu’est-ce-que t’attends ? »

Le docteur baissa son pantalon et les joues rosies, urina dans la cuvette.

« Et si je te caressais, là, maintenant, tu banderais ? ». Sortant des lunettes de sa poche, elle se pencha vers son pénis et  l’examina, mimant une auscultation. « Alors, jeune homme, montrez-moi ça. Hum ! Ce n’est pas brillant. Mais je vous rassure c’est dans votre tête ! » Elle partit dans un grand éclat de rire, la tête penchée vers l’arrière. Elle se redressa et sa mine se renfrogna alors que stoïque, Natief regardait l’urine au fond du WC chimique. « Oh allez, je te taquine ! Bon,  remballe-moi ça. J’ai une faim de loup. »
Natief remonta maladroitement son pantalon. Elle l’agrippa par le bras et le ramena vers le lit. Une fois qu’elle l’eut installé, elle s’assit au bord et posa le plateau entre eux deux. « Vas-y, régales-toi ! ». Il prit sa fourchette qu’il maintint en l’air en inspectant son assiette. « Tu as peur que je t’empoisonne hein ? », devina-t-elle. « Tu crois vraiment que je me serais cassée le cul à porter ta carcasse jusqu’ici pour glisser un peu de mort aux rats dans ton assiette ? Non. J’ai plus d’ambition que cela, mon ami ». Elle enfourna entre ses lèvres un morceau de veau accompagné de champignons. « Mange pendant que c’est chaud ».
Plus d’ambition.

L’expression restait en travers de la gorge de Natief. Aucun morceau de viande n’aurait pu s’y glisser sans qu’il s’étouffe. Il piqua une carotte et la porta à sa bouche. Il n’en eut aucune saveur.

« Goute la viande, elle est tendre ».

Sa geôlière avait un bon coup de fourchette et le tiers de son assiette avait déjà été engloutie.
« Allez, goûte ! Elle est délicieuse, je t’assure. Tu m’as racontée une fois que lors du premier rendez-vous avec ta femme, vous aviez mangé une blanquette dans un petit routier de province lors d’une escapade amoureuse. Elle lui adressa un clin d’œil. J’ai bonne mémoire, hein ! Tiens, à propos de ta femme, je suis toujours demandée qui l’avait accouchée ? »
Elle s’arrêta brutalement de manger et le fixa, la fourchette suspendue au niveau de sa joue. Natief posa son couvert et pour la toute première fois depuis qu’il était arrivé, la regarda droit dans les yeux. « Une de mes collègues » s’entendit-il répondre, comme si un inconnu marmonnait à sa place.
Elle reprit sa mastication, avala son morceau de blanquette puis argua : « Elle avait raison. Rien de pire qu’un bonhomme aux manettes dans les affaires de femmes ».

Elle lui administra une tape sur son avant-bras « Mange. T’as presque rien avalé. Tu crois que je cuisine pour quoi ? J’ai pris la peine de préparer un plat auquel tu tenais pour fêter nos retrouvailles. Alors, ne me gâche pas ce plaisir, fais un effort ».

Natief reprit avec maladresse sa fourchette et piqua un morceau de veau. La viande, filandreuse, restait en bouche, passait d’un côté, puis de l’autre, sans pouvoir se frayer un chemin jusqu’à l’œsophage. Plus sa geôlière mangeait, plus la peur l’envahissait. Il voyait les couverts virevolter  au-dessus de l’assiette. Sans la regarder, il devinait qu’elle ingurgitait à la hâte son plat. Pressée de passer au dessert ? Se souvenir. Vite. Avant qu’elle ne pose la question fatidique.  Plus il réfléchissait, plus les idées se brouillaient, sans qu’il puisse se focaliser sur une date, un lieu, un événement marquant.

« T’as soif ? » Sans attendre la réponse, elle versa de l’eau pétillante dans son verre ainsi que dans le sien, qu’elle vida d’un seul trait.

Natief souleva son verre. La fièvre lui donnait soif.

Ou l’angoisse, peut-être.

 « T’as pas beaucoup mangé. Tu sais, moi, je fais ça pour que tu te retapes. Tu as perdu beaucoup de sang, quand même. Tu ne vas pas rentrer chez toi de suite ». Elle attrapa son assiette aux trois-quarts pleine et jeta les restes dans un sac poubelle qu’elle avait accroché à la poignée de la porte. Le regard moqueur, elle ajouta « Nous avons encore tant à nous dire. Allez, je vais chercher le dessert ». Elle sortit et le cliquetis du verrou se fit entendre à nouveau.
Gagner du temps.

C’était tout ce qui lui était possible de faire. Elle voulait jouer. Et l’humilier aussi.

La lumière s’éteignit brutalement. Il perçut le cliquetis de la porte, qui s’ouvrit à peine. Il se redressa, la main crispée sur le bord du drap. Un silence de plomb régnait. Le temps qui s’écoula lui sembla durer une éternité quand tout à coup, la porte couina pour s’ouvrir en grand. Des petites lumières crépitaient, formant un disque au milieu de l’ouverture. Elle s’avança portant un gâteau sur lequel étaient disposées des bougies. Elle se pencha vers lui, souriant de manière étrange, en lui mettant sous le nez ce qui paraissait être leur dessert. « C’est une belle surprise, n’est-ce-pas ? » chuchota-t-elle, tout en déposant le plat aux côtés du docteur. « J’ai pensé que ça t’aiderait à te rappeler. Tu vois, je ne suis pas si terrible que ça. Allez, tu comptes ? »  

Les bougies étaient disposées pêle-mêle. Certaines se collaient presque, rendant le comptage plus que laborieux. Les flammes dansaient devant ses yeux, comme pour le narguer. Enfin il parvint à marmonner : « 28 ».

Elle se pencha un peu plus. « T’es sûr de toi, toubib ? »

Il dodelina de la tête pour confirmer sa réponse. « GAGNE !! » hurla-t-elle à ses oreilles. Elle se recula un peu, posa le plat juste devant le docteur, alluma la lampe de chevet et le fixa.
« Il y a 28 ans que l’on se connaît. Ça passe hein ! ». Elle marqua une pause. « Allez, on souffle ? ». Elle se recula de manière à empoigner l’épaule opposée du docteur et colla sa joue contre la sienne, humide. « Un, deux, TROIS ! ». Elle souffla sur les bougies puis le lâcha  pour applaudir bruyamment.

D’un air empreint de nostalgie, elle reprit, « Dis-moi, la dernière fois que tu m’as vue, tu t’en souviens ? »

Natief resta silencieux.

On y était…

« Alors ? Ne me dis pas que t’as pas ta petite idée ? »

On s’est vu au cabinet ? La dernière fois ? » hasarda-t-il.

Un large sourire s’inscrit sur le visage de la quadragénaire. « Oui !! » confirma-t-elle en appuyant longuement sur le « i ». « Oui, c’est ça, dans ton petit quartier bourgeois du 94. Dans ton pu-tain de cabinet ». Elle s’assit sur le bord du lit et tripota un des boutons de son haut de pyjama. « A ton cabinet. Là où je t’ai invité à contrôler le pneu de ma camionnette, il y a trois jours. Tu y as cru, hein ? » Elle se mit à rire. « Tu t’es dit, tiens, je plais encore, vu les regards que je t’ai lancés. Hein ? C’est ça que tu t’es dit ? Tu me dragouillais en même temps, pas vrai ? ». Elle retira le plat à gâteau qu’elle glissa sous le lit, puis, réajustant son assise, déboutonna le reste de sa veste. D’un doigt, elle découvrit l’épaule du docteur sans le lâcher des yeux. Le tissu glissa sur ses omoplates. Il frissonna un peu plus. Son ongle parcourait en zig-zag la peau de son biceps découvert. En d’autres circonstances, Natief aurait adoré se faire peloter par une femme, qui, de surcroît n’était pas la sienne. Elle glissa sa main sous la couverture et la posa sur son sexe. « Tu n’as pas envie de moi, toubib ? Les blondes, ça t’a toujours plu pourtant ? Je vais t’aider un peu ». Elle commença à faire glisser le bas de pyjama. Natief saisit avec brutalité son poignet de sa main valide. « Tssss…On fait de la résistance, Léopold ? ». Avant qu’il n’ait eu le temps d’opérer d’autres manœuvres visant à prendre le dessus, il sentit le froid d’un métal contre sa tempe. « N’essaie même pas ! » chuchota-t-elle à son oreille tout en maintenant le Colt appuyé contre sa peau halée. Le docteur relâcha son étreinte et elle continua à faire glisser le vêtement le long de ses fesses. « Soulève-toi, un peu. Voilà, c’est ça, et ne retente plus jamais rien dans ce genre-là. Capito, playboy ? »
Le pantalon de pyjama voltigea dans les airs. « Hop ! A ton tour de me confier ton intimité ». Elle le gratifia d’un sourire tout en déposant le révolver sur la table de nuit. « Tu te souviens quand tu me reluquais à travers le paravent dans ton cabinet quand je me déshabillais ? T’as toujours été un peu pervers. T’aimais mater ma chatte, pas vrai ? T’aimais y glisser tes doigts. Tu trouves ça orthodoxe, toi, pour un grand toubib de renom ? ». Natief blêmit un peu plus.

Elle grimpa sur le lit puis s’installa à califourchon sur son prisonnier.

Son chignon défait, les boucles blondes vinrent chatouiller le nez de Natief. Elle dégrafa son soutien-gorge. « Caresse mes seins et embrasse-les ». Natief posa avec dégout sa main valide sur un des seins et commença à le malaxer comme l’aurait fait un boulanger avec une pâte à pain. « Applique-toi, nom de dieu ! » beugla-t-elle. « Voilà, c’est mieux. Embrasse-les. Oui, c’est ça. Tu vois quand tu veux ! ». Elle soupira, renversant la tête en arrière. Natief y mettait de la bonne volonté. En fait, tout en pelotant sa poitrine voluptueuse, un plan germait dans sa tête. S’il donnait suffisamment le change en la baisant, il aurait le dessus et pourrait tenter, en la plaquant sur le dos, d’attraper le flingue. Il ne pouvait pas laisser passer cette  opportunité. Ce sera peut-être la seule fois où elle serait vulnérable.
Mordant tour à tour chacun des tétons, il glissa sa main dans le dos de sa partenaire imposée pour renforcer sa prise. Plaquant ses deux mains sur la nuque du docteur elle prit sa bouche de force. Natief en eut la nausée mais donna le change. Il se redressa, attrapa l’un de ses poignets pour l’inciter à se coucher sur le dos et l’embrassa à son tour, concentré sur son objectif. Elle se laissa tomber sur le matelas. Il se hissa en s’aidant de sa main valide puis, à genoux devant elle, se masturba afin de stimuler le peu d’érection qu’il avait. « Baise-moi, toubib » susurra-t-elle, en écartant le bas de sa blouse, laissant entrevoir son sexe imberbe, « baise-moi comme tu les baisais toutes. Regarde ma chatte, ça ne te rappelle rien ? » Des images furtives défilèrent devant les yeux de Natief.

Personne n’imagine la solitude des bourgeoises.

Elles viennent parfois chercher au cabinet une oreille attentive, voire plus. Confiantes, elles livrent également leurs fillettes. Lorsqu’il avait examiné des gamines, les érections avaient été courantes. Il adorait malaxer leurs petits tétons rosés et mater leur entrejambe lorsqu’elles se plaignaient d’irritations. Le paravent, délivrant l’intimité nécessaire aux adolescentes l’avait toujours protégé du regard intrusif des mères.

Et il en avait profité. 

Son visage s’empourpra.

Son corps s’arc-boutait maladroitement alors qu’il la chevauchait, la tête tournée vers la table de chevet. Le lit de mauvaise facture couinait sous leur poids. Il risqua un œil vers son visage. Ce qu’il vit le glaça et acheva de réduire sa piètre érection au néant. Elle souriait. D’un large sourire figé. « Alors, toubib, tu t’en donnes du mal ! Moi qui pensais que tu étais le coup du siècle ! Tu veux que je te dise ? Je ne sens rien ! RIEN ! NOTHING ! NADA ! ». Elle ponctua sa tirade d’un rire hystérique tout en se dégageant pour sortir du lit et se remettre debout.

Elle reboutonna sa blouse puis refit son chignon. «Mais si je ne sens plus rien, que ma chatte ressemble à une porte cochère comme disait feu mon mari en se marrant, c’est peut-être un peu ta faute, cher Leopold, qu’en penses-tu ? » Natief s’était affalé sur le côté, épuisé. Elle saisit le révolver et le pointa en sa direction. « J’avais douze ans quand ma connasse de mère m’a amenée pour la première fois à ton cabinet. Il n’y en avait que pour toi. Docteur Natief par ci, docteur Natief par-là ». De sa main libre, elle sortit un paquet de cigarettes de sa poche, puis le porta à ses lèvres. Elle en sortit une du bout de ses dents. « J’avais une petite mycose, un petit truc inoffensif, comme toutes les gamines, quoi. J’avais rien dit à ma mère mais elle m’avait vue me gratter et avait décrété qu’il était nécessaire de m’examiner. Elle m’a alors dit qu’elle m’emmènerait voir son docteur spécial, qui était un bon docteur. Cette salope. Moi, j’avais pas envie qu’un bonhomme me touche. Spécial…ça oui pour être spécial, tu l’étais ! » Elle ricana. « Mais si gentil, si prévenant, si drôle…tandis que tes doigts glissaient, se faufilaient tels deux petits serpents à l’intérieur de moi ».

Elle marqua un arrêt pour tirer deux taffes. La fumée flouta ton visage quelques instants. L’image fantomatique secoua Leopold Natief. Il la dévisagea. Sa main, posée sur le drap s’anima de tremblements. Sa respiration se fit de plus en plus silencieuse, comme s’il cherchait à garder le souffle dans ses poumons le plus longtemps possible. Des images s’enchainèrent. Son cabinet à Rosny. Son collègue, associé et ami de toujours, le débonnaire Ségala, chargé de l’infertilité, installé à son bureau, le sourire aux lèvres. « On a réalisé notre rêve, Léopold ! ».  Elle poursuivit. « Moi, je pensais que c’était normal, je n’en ai pas parlé à ma mère. Ce soir-là, dans mon lit, je me suis sentie angoissée, sans savoir pourquoi. Et puis, tu étais tellement gentil. A chaque consultation, tu m’offrais un bonbon. Sympa le toubib, hein ?!? »  La salle d’attente, blindée de patients chaque jour. Les gros chèques dans le tiroir- caisse. L’acquisition de la clinique à Nogent.  Leurs deux noms à eux dans La Revue Gynécologique. Elle s’esclaffa. « Tu sais quoi ? Le pire, c’est que je t’ai gardé comme gynéco pendant vingt ans. VINGT ANS ! On est con quand on est jeune, pas vrai ?! On voit flou, comme un môme qui porte pas encore de lunettes et qui pense que le flou est la normalité. On ignore qu’il y a des règles, même si on se sent profondément mal à l’aise. On se connaît tellement peu qu’on est prêt à accepter n’importe quoi, n’importe qui. Je me suis mariée. Et je t’ai gardé.

Le paravent. Des gamines. Des culs. Des chattes. Ses mains dans leurs cons pour extirper les marmots geignards. Ses doigts suturant les chairs à vif sans se soucier des conséquences. Des séquelles. A vie.

Elle tira sur sa cigarette. « Et puis, on vieillit. Et là, tu vois tout. De manière nette.  Tu sais ». Elle écrasa le mégot dans un haricot posé sur la table de chevet, rit doucement, saisit son arme à deux mains, et, appuya sur la gâchette.

Natief hurla sous la déflagration. La balle se logea dans son bras droit. Il s’écroula sur le côté, écrasant son moignon, inconscient.  Elle reposa le colt délicatement sur la table de chevet, puis tira sur le bras blessé docteur pour l’amener au bord du lit, contre ses cuisses. Elle le prit sous les aisselles puis recula, protégeant son crâne de ses genoux. Le reste du corps chuta sur le lino du mobil home dans un bruit sourd. Elle le traîna vers la porte, força, comme s’il eut s’agit d’un mannequin en mousse, quand le pied gauche de Natief se trouva coincé de l’autre côté du chambranle.

De petites flaques de sang s’étaient formées à chaque endroit où elle avait marqué une pause, pour reprendre sa respiration. La salle à manger, où flottait encore une odeur douçâtre de blanquette, baignait dans une lumière douce. Elle déposa avec précaution le corps du gynécologue près de la porte d’entrée, puis, attrapa les bandes médicales posées sur le plan de travail.  Elle s’agenouilla à ses côtés, sortit un canif aiguisé de sa poche et entreprit un garrot pour arrêter l’hémorragie. Quand elle eut fini, elle s’attela au bâillon en utilisant le reste de la bande chirurgicale.

Elle ouvrit la porte d’entrée puis se dirigea vers la camionnette dont elle déverrouilla les battants  arrière. Elle installa une vieille couverture sur le plancher et retourna dans le mobil home, auprès de Natief. L’hémorragie semblait stoppée. Elle le saisit à nouveau avec précaution sous les aisselles puis le tira vers la sortie. Elle descendit les trois marches à reculons, tout en jetant des regards vers l’arrière. Les jambes courtes de Natief rebondirent sur le métal. Ses talons heurtèrent la terre sèche dans un bruit sourd. Elle fit une pause, calant la tête du toubib contre ses cuisses. Son souffle repris, elle recula jusqu’ à la camionnette, y déposa le torse du gynécologue puis se plaça devant ses pieds, les saisit et poussa le corps jusqu’à la banquette à l’avant du véhicule. Elle claqua les portes, alla verrouiller la porte du mobil home, puis, s’installa au volant.

Le GPS émit un bip à l’allumage puis délivra son écran blanc où un trait bleu électrique épais séparait l’espace en deux parties quasiment égales. Un encart rouge s’afficha et la voix monocorde du narrateur lui demanda de confirmer l’itinéraire affiché. Elle effleura la touche verte et une carte routière sommaire apparut instantanément. Elle inséra la clé dans le contact. Le moteur de la camionnette hoqueta, libérant une épaisse fumée blanche par le pot d’échappement puis ronronna doucement. Elle effectua une marche arrière puis engagea son véhicule dans l’allée. La barrière du camping se releva, elle passa la première. Les pneus crissèrent quand le véhicule s’élança sur l’asphalte.
Le soleil caressait l’horizon tandis qu’il progressait sur la petite route, bordée de bouleaux et de chênes. Elle attrapa son paquet de cigarettes posé sur le tableau de bord, et, d’une main, en porta une à ses lèvres. Le ressort de l’allume-cigare émit un bruit mécanique alors qu’un gémissement se fit entendre à l’arrière. Elle tourna la tête, ses mains caressant le volant. « T’es réveillé, Natief ? ». Un grognement lui répondit. Elle vit le docteur lever une main. « T’inquiète pas, toubib, on fait un petit voyage, on ne va pas loin ». Elle tira sur sa cigarette, et expira la fumée par la vitre entrouverte.

Le vent se levait. Les grands arbres pliaient et les feuilles voltigeaient tout autour de la camionnette. Un coup de tonnerre déchira l’air. Des éclairs zébrèrent l’horizon bleu marine. De grosses gouttes s’écrasèrent sur le pare-brise. Elle actionna la commande des essuie-glaces. Au bout d’une dizaine de kilomètres, elle s’arrêta en hâte sur le bas-côté tant l’eau ruisselait sur la chaussée. De grandes flaques s’étendaient sur le bitume déformé, menaçant la tenue de route du véhicule d’occasion qu’elle avait acquis quelques mois plus tôt.
Le vent redoublait de violence et chassait la pluie dans l’habitacle. Elle balança son mégot, remonta la vitre de sa main trempée, puis coupa le contact. Natief émit un cri, étouffé par le bâillon. Elle ne tourna pas la tête, toute absorbée par le temps menaçant, attrapa son paquet de Vogue Menthol et en sortit une autre cigarette.  L’horizon virait au noir. Les cris à l’arrière du véhicule s’intensifiaient. Elle s’accouda sur le plastique griffé de la porte et se massa la nuque.

Un vortex de pluie avait pris possession de sa destination. Il semblait avaler tout sur son passage et se ruer vers elle dans un grondement épouvantable. Sa cigarette consumée, elle mit le contact, orienta les roues vers le centre de la chaussée. La camionnette progressa péniblement pour dépasser le bas-côté boueux. Les essuie-glaces à pleine puissance, peinaient à dégager la visibilité, tandis que le brouhaha provenant de l’arrière semblait confirmer que Natief hurlait maintenant sous son bâillon. A proximité d’un  rond-point, elle se pencha vers le volant afin d’apercevoir, au travers des trombes d’eau formant une cascade sur le pare-brise, la voie la plus à gauche. Le GPS lui indiqua la troisième sortie puis l’entraina sur un chemin de terre sur la droite quelques kilomètres plus loin.

Le véhicule cahotait et patinait dans la terre boueuse. Le vent soufflait fort, pliant les arbres, délivrait le bruit d’un souffle rauque dans l’habitable, qui, additionné aux cris de Natief, lui donnait mal à la tête. Elle ouvrit la boite à gants, cherchant du paracétamol. Le flingue tomba sur la moquette élimée. Le bouchon de l’Efferalgan sauta. Elle porta le  tube à sa bouche jusqu’à ce que deux comprimés y tombent. 

Elle stoppa le véhicule au bord d’un champ de betteraves, laissa le moteur tourner pour éclairer la zone. Son imperméable enfilé, elle glissa l’arme tombée au sol dans sa poche puis sauta de la camionnette, la capuche sur la tête. Ses bottes s’enfoncèrent dans les traces  laissées par les tracteurs jusqu’aux deux battants arrières qu’elle ouvrit d’un coup sec. Relevant la tête, Natief lui offrit un regard effaré. Elle le tira en agrippant fermement ses mollets, recula jusqu’aux premiers plants  pour que les épaules du gynécologue atteignent le bord du plancher de la camionnette. Elle cala ses pieds nus dans la terre glacée puis elle s’approcha du prisonnier. « On est arrivé » lui souffla-t-elle au visage.
Elle s’empara de ses épaules et, effectuant un quart de tour, déposa le haut du corps au sol. Natief poussa un cri étouffé. Elle l’empoigna par les pieds et le traina sur plusieurs mètres, stoppant sa progression de temps à autre pour reprendre son souffle. Elle s’arrêta près d’une petite serre dont les plastiques blancs virevoltaient, emportés par les rafales de vent et de pluie, bifurqua, puis, pénétra dans la serre où étaient stockés du matériel agricole rouillé et des fûts de pesticides. Une fois à l’abri, elle abaissa sa capuche et essuya son visage avec l’un des chiffons abandonné sur une herse. Elle cala Natief contre le mur de bidons de produits chimiques, puis s’agenouillant, retira son bâillon. Ce dernier hurla aussitôt, aussi longtemps que ses poumons le lui permirent. Elle rit doucement. « Personne ne t’entendra ici, tu sais. La ferme est à trois kilomètres ».

Elle rapprocha un petit fût en le faisant rouler, s’installa dessus, puis, sortit ses paquets de cigarettes et allumettes. Elle lui en tendit une qu’il refusa en détournant la tête. « Tu fumes pas, c’est vrai. Je me souviens qu’à ma dernière grossesse, tu me faisais la guerre pour ça. Le bon docteur Natief ». Elle ricana à nouveau en regardant vers l’ouverture béante de la serre. « Tu te souviens, pas vrai ? »

Le gynécologue grogna. « Tu te souviens de cette nuit-là, hein ? Je le sais. Ça t’est revenu tout à l’heure juste avant que je t’explose le bras ». Natief voulut l’implorer mais aucun son ne franchit ses lèvres desséchées par la soif. « T’es arrivé trop tard. Avec ta gueule enfarinée. T’as gueulé comme un putois sur les sages-femmes mais il était déjà trop tard. Tu le savais pourtant. T’avais déclenché l’accouchement quelques heures plus tôt. Il était déjà mort, étouffé. Tout le monde a cru que c’était le destin, la faute à pas de chance. T’as toujours été un bon baratineur. T’as foiré le truc jusqu’au bout. Tu m’as mutilée ».

Elle le regarda fixement une dernière fois, puis se leva et se dirigea vers  l’ouverture de la serre. Le crépuscule était là maintenant. Il avait chassé les nuages. La pluie avait cessé et le vent était tombé. Un silence impressionnant régnait sur la campagne détrempée. Seul, le ron-ron faiblard du moteur de la camionnette le troublait. Elle l’écouta, bercée.
Au bout d’un moment, elle se retourna et se dirigea vers le fût sur lequel elle s’était assise. De sa botte elle le fit tomber et rouler jusqu’à Natief. Le docteur fiévreux gardait le regard fixé sur l’entrée de la serre. Son talon écrasa le couvercle qui finit par céder. Un liquide visqueux et nauséabond se répandit sur le sol plastifié, léchant le pyjama du gynécologue qui grelottait de froid.
Elle sortit une Ultra Slim de son paquet de Vogue, qu’elle glissa entre ses lèvres. L’allumette s’enflamma du premier coup, crépita et incendia l’extrémité de la cigarette. Sans l’éteindre, elle la jeta à ses pieds. Une douce chaleur irradia son visage tandis qu’elle expirait une légère fumée mentholée. Elle se détourna pour rejoindre la sortie de la serre dont les plastiques se couvraient déjà de reflets argentés. Elle serra son imperméable contre elle et s’enfonça dans le soir.
Leopold Natief hurla. Il perdit conscience à l’instant même où une détonation creva la quiétude de la campagne endormie. 


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