Volver 

Ma décision est prise.

Je vais t’accompagner. Tu ne pourras pas m’en empêcher. Plus maintenant.

Assise sur notre lit, dans ce studio qui a abrité nos derniers émois,  je passe en revue tous les souvenirs qu’il renferme. L’annonce, à l’époque, parlait d’un meublé « tout confort ».

J’esquisse un sourire.

 

Le jour de la visite, trois mois auparavant,  j’étais arrivée trente minutes à l’avance, mon journal roulé sous le bras. Sur la façade jaunie et fissurée, de nombreux impacts de balles témoignaient de la libération de Bastia en 1943. Je n’en savais rien à ce moment-là. L’île, je la découvrais. J’avais abandonné tous mes projets pour te retrouver sur la terre de tes ancêtres. L’histoire, je t’écouterais me la narrer quelques semaines plus tard blottie au creux de tes bras, sur notre couche, dans la moiteur de l’été. Tu me raconterais la progression des allemands vers le Nord de la Corse alors que les maquisards insulaires étaient appelés au combat. La perte du contrôle de l’aérodrome de Ghisonaccia, forçant l’ennemi à la retraite. La population, les alliés toujours plus combattants. Je t’écouterais attentivement. Mes doigts caresseraient ton torse, crispés à l’évocation de détails terrifiants, puis reprenant leur danse, effleurant au passage tes biceps halés par le soleil. Je comprendrais alors que ce petit immeuble figurait sur une courte liste de rescapés dans cette Bastia dévastée par la guerre. Dès lors, l’endroit deviendrait sacré. S’il avait résisté aux bombardements, notre union résisterait au temps. 

L’homme de l’agence avait été plus pragmatique. Il avait semblé pressé d’en finir. En ce mois de mai, le mercure dépassait chaque jour les 30°. On suffoquait. Il s’était effacé pour me laisser franchir une lourde porte couleur vert de mer ornée d’un heurtoir en forme de tête de diable. Le hall d’entrée était carrelé de motifs géométriques jaunes et noirs d’origine. Le mur de gauche, noirci, supportait une double rangée de boîtes aux lettres en bois caramel. L’odeur de moisi aurait dû me faire fuir. Au contraire, l’endroit me plut immédiatement. Le couloir frais me rappelait les caves à vin dans le bordelais à l’époque où je gérais le réseau de distribution de plusieurs châteaux. L’agent immobilier, en arrêt sur la troisième marche de l’escalier m’avait tirée de ma rêverie. « Vous venez ? Tenez-vous à la rampe, elle est en fer forgé, d’époque également. C’est au cinquième. »

Sur le dernier palier, une seule issue. Il avait introduit une grosse clé et la porte avait grincé, dévoilant une pièce de 25 m², plongée dans la pénombre. Une fois les volets ouverts, les rayons du soleil se réfléchissaient sur des murs blancs maculés de traces. Le lit en fer brun paraissait avoir vu passer une flopée de dormeurs, mais l’agent m’assura que le matelas, bien épais, venait d’être changé par le propriétaire. De chaque côté, deux petites tables de chevet en pin brut semblaient sortir d’un Fly ou d’un Conforama et ne s’accordaient ni au lit, ni à l’armoire jouxtant celle de droite. Sur le mur opposé, un coin cuisine avec le minimum : un réfrigérateur encore emballé surmonté d’un petit four au revêtement écaillé, où le graillon laissait de larges traces jaunes sur la vitre. Une gazinière complétait l’électroménager juste à côté de l’évier. Je m’étais avancée dans la pièce. Dans le coin à gauche de la porte-fenêtre, il y avait un renfoncement isolé du reste par une séparation articulée en plastique gris. J’avais attrapé la poignée et tiré doucement. Un cabinet de toilette refait à neuf – je pouvais encore sentir la peinture – comportait un WC quasiment collé à un tout petit receveur de douche, et un lave-mains. J’avais levé les yeux. Pas de ventilation. La peinture ne tiendrait pas longtemps.

J’avais refermé la cloison puis tiré le battant de la fenêtre. Là, j’avais été saisie par la beauté de la vue qui s'offrait à moi : les toits en ardoises rondes et les petites terrasses agrémentées d’arbustes au premier plan, le port et ses gros bateaux, comme celui qui m’avait amenée jusqu’à toi, au second. L’agent avait débité ses arguments tandis que je m’étais avancée sur le balcon minuscule suspendu au-dessus de cette petite rue pavée. Je nous y avais imaginés, un de ces matins ensoleillés, attablés devant notre petit-déjeuner. Me retournant brusquement, trois mots avaient rompu mon mutisme : « je le prends ». L’agent avait souri de soulagement tout en vantant la bonne affaire. Il s’était empressé de me tendre son stylo pour que j’appose ma signature au bas du bail.

Après son départ, délestée de quelques liasses de billets, je m’étais m’installée à la petite table en formica blanc. J’avais dressé la liste de ce qu’il nous faudrait, c’est-à-dire, pas grand-chose car, toi comme moi, aimions la vie dans sa plus grande simplicité. Et puis ce minuscule appartement était le mien. Tu ne m’y rejoindrais peut-être que 3 ou 4 nuits par semaine. Il était même possible que j’y reste des semaines entières à dormir seule. Tu revendiquais dorénavant ta liberté et ton besoin de solitude. Les faux-semblants, les mensonges, les manipulations de tes unions précédentes avaient eu raison d’un quelconque espoir de vie conjugale. J’avais moi-même ces besoins depuis toujours.

Voyageuse dans l’âme, je venais de passer les deux dernières années sur le continent américain. Je t’avais annoncé mon départ alors que tu filais le parfait amour avec une superbe blonde aux yeux azur.

Je ne pouvais rivaliser.  

 

Parcourant des milliers de kilomètres, grisée par les rencontres et les paysages, j’avais été embauchée par d’innombrables d’associations, d’entreprises et de particuliers. Mon voyage initialement prévu d’une année s’était prolongé. Les petits boulots m’avaient permis de subvenir à mes besoins. Le plus souvent, la gratuité du logement faisait partie du deal. Traversant le continent du nord au sud, d’est en ouest, j’avais connu quelques galères qui ne m’avaient nullement refroidie. La bourse contenant mes maigres économies avait été dérobée durant une nuit dans une ferme. Un couple Mexicain m’avait embauchée pour une quinzaine afin de ramasser courgettes, concombres et tomates. L’exploitation couvrait un hectare. Deux autres jeunes hommes faisaient donc partie de l’équipe. Le matin du troisième jour, en cherchant un change dans mon sac, j’avais découvert le vol de mon pécule. De surcroît, les fugitifs nous avaient laissés en plan avec six champs de légumes. Les exploitants, dépités, avaient prolongé mon contrat. En fin de séjour, ils avaient tenu à me verser les indemnités des deux clandestins en plus des miennes. Convaincue qu’il me faudrait plusieurs mois pour reconstituer mon épargne, j’avais décidé de poursuivre ma route vers le sud du continent.

De temps à autre,  nous nous écrivions. La fréquence de nos échanges variait. Nous pouvions rester des semaines sans communiquer et puis nous reprenions la conversation comme si nous avions été interrompus juste quelques minutes. Ma correspondance s’illuminait de mots d’amour qui ne trouvaient pas d’écho dans la tienne. Tes bras me manquaient. Ni les milliers de kilomètres qui nous séparaient, ni la femme qui goûtait tes lèvres chaque jour, ne me faisaient t’oublier. Bien sûr, certains hommes, durant mon escapade sud-américaine, avaient apprécié ma compagnie, mais chaque fois que l’un d’eux me prenait, tu revenais me hanter. Alors, je simulais. J’avais hâte qu’ils en finissent. Leur langue me parcourait, mais ne parvenait pas à éveiller le moindre désir. J’avais parfois l’impression d’être lapée par un animal cherchant sa nourriture. Allongée sur ma couche, à cette pensée, je contenais un rire, certainement blessant s’il s’était élevé entre les râles et l’espagnol baragouiné à mon oreille. J’étais un jouet, une poupée gonflable.

Pourtant, j’en redemandais.

Je draguais à outrance, fréquentais les bars chaque fois que l’occasion se présentait, me pendais à leur cou telle une putain qui aurait cherché à assurer son revenu. Dès qu’ils s’attachaient, je partais au petit matin. Le jour venait caresser leurs corps hâlés, généralement bien musclés, leur sexe au repos que je contemplais en souriant. Sans bruit, je me glissais hors du lit, attrapais mes frusques au sol et mon sac de voyage, puis je m’enfuyais en courant. Vêtue d’une chemise, ma besace sur l’épaule, j’enfilais mon slip tout en détalant pieds nus dans les plaines. Je me souvins de cette fois,  à proximité d’Icabara dans la région de Gran Sabana, où les pieds rougis par le frottement des herbes de la savane, j’avais dû, hors d’haleine, m’affaler derrière un gros rocher pour finir de m’habiller. Mon dormeur, éveillé, m’avait poursuivie en hurlant, et j’avais dû courir bien plus vite, pantalon, chaussettes et chaussures d’une main tandis que l’autre, posée sur ma bouche, avait contenu un fou rire.

Mon regard se pose sur le miroir à côté de la porte d’entrée. Trop grand. Trop massif. Il détonne dans le décor spartiate de l’appartement. Son contour en bois travaillé est recouvert de feuilles dorées lui conférant un style franchement kitsch. Des petits anges enchevêtrés se livrent à toutes sortes d’activités, la chasse, la lecture, ou encore la peinture, tandis que deux gros serpents rampent de parts et autres du cadre. Ils se retrouvent en son centre, leurs deux têtes enroulées, toute langue sortie. Tu me l’avais offert l’après-midi de nos retrouvailles à Bastia, au grand marché. La pièce, posée sur une toile de jute  contre une grosse malle, avait attiré ton attention. Le vieux t’en avait demandé 80 puis te l’avait cédé à 50, me lançant un regard noir parce que j’essayais de t’en dissuader. Je riais en te tirant par la manche, menaçant de jeter l’objet le soir même si jamais tu l’emportais.

Tu avais tenu bon, te marrant comme un adolescent. Comme d’habitude.

J’avais cédé. Comme toujours.

 

Peu après que l’agent immobilier eut quitté les lieux le jour de la signature du bail, j’étais partie acheter le nécessaire pour faire de cet endroit tristounet, un refuge aux couleurs chatoyantes. Les travaux durèrent six jours durant lesquels je ne te donnais aucune nouvelle. Je me levais à 6 h et achevais mes travaux avant la sieste, grignotant un bout de pain ou croquant un fruit, accoudée au balcon. Dans la rue commerçante, les couples se bécotaient ou s’échangeaient leurs glaces, les yeux brillants d’envie. Une douleur au bas du ventre. Tu me manquais. J’abandonnais alors mon quignon aux pigeons et reprenais avec ferveur mon travail.

Je m’étais réveillée à l’aube du septième jour, le visage illuminé par les rayons du soleil. Le mur jaune d’or, contre lequel le lit s’appuyait, donnait à mon corps nu un hâle usurpé. La brise caressait la pointe de mes seins sur lesquels courait un frisson ambigu. J’avais déposé ma main sur mon ventre puis glissé mes doigts vers mon sexe. Mes lèvres douces libéraient un fluide tiède, un plaisir d’autant plus grand pour mes doigts agiles. J’avais jamais connu plaisir plus fort que celui que me procurait la masturbation que je pratiquais dès l’âge de raison.

Était-ce dû au fait que j’étais incapable de me laisser aller au sexe sans éprouver de sentiments ?

J’aurais voulu être comme certaines : prendre mon pied avec un inconnu,  entretenir à l’aide de subterfuges des « plans-culs » comme on disait, ou m’abandonner aux couples échangistes qui cherchaient sans relâche de nouveaux partenaires. Mais rien de toutes ces pratiques ne m’avait fait surfer sur les cimes du plaisir, celles que me décrivaient toutes mes amies, un paradis qu’elles nommaient « nirvana ». Pour moi, la notion d'extase restait un mythe 

Jusqu’à ce que je te rencontre.

Je connus mon premier orgasme dans tes bras.

À cette seule pensée, mes doigts avaient accentué leur pression sur mon clitoris. J’avais imaginé ta langue parcourant mon corps, tes bras puissants encerclant ma taille. Pourtant, c’était toujours en t’imaginant en baiser une autre que je jouissais, incapable de me projeter comme objet de ton désir. Couchée sur le côté, la main coincée entre mes cuisses, j’avais laissé couler mes larmes sur l’oreiller. Le téléphone avait vibré : « Quand arrives-tu ? Bises. » Mes doigts avait glissé avec aisance sur le clavier virtuel : « Je suis là. 3 rue des Terrasses. 5ème étage. » 

Une heure plus tard, un coup frappé à ma porte. Puis un autre. Seul le voilage de la fenêtre entrouverte crevait le silence de son frôlement irrégulier sur le parquet. Un bruit de poignée que l’on actionne. Un grincement. Léger. Là, dans cette lumière d’or, tu étais resté posté. Moi, assise nue au milieu du lit, mes bras encerclant mes genoux, le souffle coupé. Toi t’avançant jusqu’au bout du lit. Immobile, les mains dans les poches. Tu paraissais amaigri. Peu m’importait. Je t’avais souri.

Tes vêtements tombés au sol, tu t’étais allongé sur le dos à mes côtés. Mon bras comme une invitation, blotti contre mes seins, dans ma chaleur et mon odeur, tu avais laissé couler tes larmes. Nous avions fait l’amour doucement, en silence. Pas longtemps. Comme un souffle, une caresse, un soulagement. Je m’étais assoupie dans l’extase. Pas celle que l’on me vantait. La mienne. Je t’avais là, tout contre moi, ton souffle rauque et sporadique sur ma nuque, les yeux tournés vers l’aube de ce septième jour.  

 

Assise sur le bord du lit dans la pénombre de la chambre, j’ouvre le tiroir de la table de chevet et j’en sors ta dernière lettre. Notre correspondance avait toujours été virtuelle, via les réseaux, les mails ou encore par SMS dans les régions les plus isolées du continent américain. Alors quand j’avais reçu cette enveloppe au papier gaufré écrite de ta main, je l’avais fixée, pliée puis rangée dans ma poche sans la lire. Je savais ce qu’elle signifiait. Elle avait été postée de Bastia. C’est la seule information qui m’importait. J’avais alors prévenu mon patron à Buenos Aires que je quitterais mon job avant la fin de la semaine, réservé un billet pour Paris puis t’avais confirmé ma venue par SMS. Pour la suite du voyage, il me faudrait attendre l’arrivée en France.

J’avais laissé une Buenos Aires vivant ses derniers jours estivaux pour rejoindre l’hexagone qui s’apprêtait à connaître la période la plus chaude des 40 dernières années. A Roissy, le chauffeur de taxi m’avait parlé des derniers événements politiques. Je l’écoutais d’une oreille, scrutant les enseignes défilant sous mes yeux. Il m’avait fallu trouver une banque pour retirer le cash que j’avais amassé ces derniers mois. Suite à mes péripéties au Mexique, j’avais ouvert un compte à la HSBC et transférer mes fonds au fur et à mesure de mes contrats. Je disposais de plus de 6000 €, de quoi tenir quelques mois. J’avais appris à faire face lors de mon escapade. C’était devenu un mode de vie, à l’opposé de ce que j’avais vécu durant mes vertes années. Pas de plan de carrière. Pas de propriété. Pas d’attaches. Juste de quoi m’en sortir en cas de coup dur. Comme maintenant. Une fois l’argent fourré dans mon sac à dos, mon conducteur bavard m’avait déposée à la Gare de Lyon. Les toilettes répugnantes m’avaient cependant permis un débarbouillage après 15 h de voyage.  J’avais ensuite filé au MacDo, calant sur le deuxième burger. Mon estomac rétréci ne m’accordait plus la goinfrerie dont je faisais encore preuve trois ans auparavant. La voix dans le haut-parleur annonçant le départ imminent du train à destination de Marseille, j’avais attrapé mes affaires et couru pour rejoindre mon wagon. Par chance, personne ne s’était installé près de moi. J’avais dormi jusqu’à l’arrivée en gare, réveillée par les voyageurs se frayant une place dans le couloir. La traversée en bateau s’était avérée moins calme. Le rythme français était aux antipodes de celui de l’Amérique du Sud. Mon corps accusait le coup de ce retour brutal : j’avais vomi la majeure partie du voyage.

J’ai l’impression d'être arrivée ici il y a si longtemps. L’intensité de ces derniers mois à tes côtés renforce cette impression. Finalement, nous avons passé toutes nos nuits ensemble.  Peut-être parce que l’image que je t’avais renvoyée de toi toutes ces années, tu l’avais enfin acceptée. Peut-être aussi parce que tu savais que cela ne durerait pas. Je décachette la lettre. Mes larmes voilent les mots. Ces mots que je n’aimais pas lire dans certaines de nos conversations. Je n’y apprends rien de ce que je sais déjà. Je me conforte à l’idée de ne pas l’avoir lue en Argentine.

Qui sait quelle décision j’aurais pu prendre là-bas.

Je range le papier dans l’enveloppe et pose celle-ci sur la table de chevet. La bougie coule sur le bois et fixe les boîtes de médicaments dans sa cire rouge. Je me tourne vers toi. Tu es allongé sur le dos, les yeux fermés.

J’ai découvert ta mort hier matin, à mon réveil. Parti dans la nuit. Dans mon dos. J’aurais dû appeler les secours. Prévenir les autorités compétentes.

Nous aurions été encore séparés.

Ne l’avions-nous pas été suffisamment ?

Je me lève. J’allume le gaz et ferme la fenêtre.

Je reviens vers le lit, dépose un baiser sur tes lèvres. Je m’assieds à tes côtés et prends ta main froide dans la mienne. Le jour se profile à travers les volets. Je reste un bon moment immobile.

Le sommeil me gagne.

Rester consciente.

Une dernière cigarette.

Pour t’accompagner.

 

 

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