La Ballade de Jimmy

Saturne dévorant un de ses fils - Francisco Goya (1919-1923)

Le vieillard se trémoussait sur sa chaise en triturant son gilet. Il jetait  des coups d’œil par-dessus son épaule droite à intervalles réguliers, l’air soucieux.

Son interlocuteur, l’inspecteur Bordier, entra puis s’assit en face de lui, ajustant ses lunettes :

— Bon, alors Monsieur Ramirez, racontez-moi. Il paraît qu’un homme vous suit, c’est ça ?

— Pas tout à fait, m’sieur, il m’observe et me demande de le suivre. Depuis quatre jours.

— Hmm…Pouvez-vous me le décrire ?

— Il ressemble à…James Dean.

L’homme s’arrêta d’écrire puis fixa le vieux.

— Pardon ?

— James Dean, vous ne connaissez pas, m’sieur ?

— Si, bien sûr.

— D’ailleurs, je pense que c’est lui. J’en suis certain.

— James Dean est mort, monsieur Ramirez, mort et enterré depuis fort longtemps.

— Et alors ?

Le policier reprit le stylo qu’il avait posé puis, sans le quitter de son regard noir, retourna la première feuille du dossier.

— Et alors ? eh bien ce n’est pas possible, tout simplement ! s’impatienta-t-il. Bon…Reprenons, donc, l’homme a un physique à la James Dean, hmm, ok, je vois. Bien, et qu’est-ce qu’il fait exactement ?

— Il mange  des glaces. A la fraise, je crois.

L’inspecteur leva les yeux, incrédule.

Le vieux s’expliqua.

— Il se poste devant Chez Miranda, le glacier de la rue de la Pompe. Tous les jours à la même heure. A 16h. C’est l’heure à laquelle je prends mon café au Chat Perché, le bar situé juste en face. J’y lis "L’Equipe".  La première fois, j’ai cru qu’il s’agissait d’un jeune qui attendait un ami. Mais cette dégaine…les mains fourrées dans les poches de son jean, un tee-shirt blanc immaculé, ce blouson rouge vif, cette chevelure ébouriffée. Il semblait sortir tout droit de la "Fureur de Vivre". Vous avez vu le film, n’est-ce-pas, mon lieutenant ? J’adore ce moment où Jim…

— Oui, le coupa son interlocuteur, j’ai vu le film. Bon et alors ? Cet homme mange une glace tous les jours en face du café ! Pourquoi venir ici enregistrer une plainte ?

— Il lèche sa glace à petits coups de langue.

— Et ?

— Il me sourit et me fait des signes.

Soudainement intrigué, l’inspecteur se pencha vers lui.

— Quel genre de signes ?

— Eh bien, le genre de signes qui vous invitent à le suivre.

Le policier se recula jusqu’à ce que son dos touche le dossier de la chaise puis croisa les bras.

— A le suivre ? Mais où ?

— J’en sais rien ! Je ne suis pas assez fou pour le vérifier !

Le vieillard regarda par-dessus son épaule et poussa un léger soupir. Il poursuivit en baissant d’un ton et en regardant ses chaussures.

— Enfin…je vous mens. Voyez-vous, j’adorais cet acteur. J’avais 20 ans quand il est mort. Il était l’emblème de toute une génération. Au-delà de l’Atlantique mais aussi en France. J’avais des posters de lui dans ma chambre à l’époque. Même que ma mère pestait toujours car elle le trouvait trop négligé. Bref, je m’égare. Le troisième jour, ben, j’ai pas pu m’empêcher, m’sieur le brigadier, je l’ai suivi. Les jours précédents, j’avais cru que c’était un coup de fatigue qui me prenait. Vous savez, j’ai plus de 80 piges, alors parfois je me dis que je suis en bout de course, même si j’ai toujours ma tête, hein…

— Oui, je me doute. Bon et qu’avez-vous découvert le troisième jour sur ce jeune homme qui vous espionne en mangeant des glaces ?

— J’ai payé mon café, plié mon journal, et je suis sorti du bar. Je me suis dirigé vers lui. Comme ça. Lentement. Je marche encore bien mais pas trop vite, vous comprenez. Toutes façons, il ne me pressait pas. Il m’attendait, le dos contre le mur.  Il souriait. Il avait l’air parfaitement serein et heureux. Il semblait satisfait qu’enfin je consente à me rapprocher de lui. Quand je suis arrivé à sa hauteur, il a fouillé dans la poche de son blouson et il en sorti un paquet de cigarettes. Il en a allumé une, qu’il m’a tendue. J’ai refusé, bien évidemment. Alors, il l’a portée à sa bouche et après une première bouffée, m’a dit : « on y va ? ». Je n’ai pas dû avoir l’air surpris parce qu’il a commencé à marcher en me prenant le bras. J’avais un peu peur au fond de moi, mais j’ai posé ma main sur son bras et j’ai marché à ses côtés.

— Vous êtes bien coopératif pour quelqu’un qui vient se plaindre aujourd’hui d’être observé et suivi par un inconnu !

— Pas un inconnu, objecta le vieux, lui jetant un regard quelque peu méprisant. James Dean, je vous dis !

— Si vous le dites ! Où vous a t-il emmené ?

— Eh bien,  pas loin, en fait. A deux rues du bar.

— Et ? relança Bordier, qui peinait de plus en plus à dissimuler une exaspération grandissante. 

— Nous nous sommes arrêtés devant une bagnole sublime, impeccablement garée le long du trottoir. « Porsche 911 Carrera décapotable » qu’il m’a précisé. Il avait un sourire radieux, une bouille d’adolescent à qui on vient de filer les clés de sa première caisse, voyez.  Moi, j’ai toujours adoré les voitures. Mais j’ai jamais eu la chance de conduire de tels bolides. J’étais ouvrier, 45 ans sur l’usine Rostand, au Mont Cazé. Et j’y allais en bus à l’usine. Pas en DS, ni en Porsche, vous pouvez me croire. J’ai quand même passé mon permis en 72 et je possède une petite Clio qui roule bien, ça me suffit pour aller au Leclerc. Mais je m’égare. Il a ouvert la porte passager.  Il m’a dit : « Monte ! Je t’emmène faire un tour ». J’ai reculé. J’ai ressenti tout à coup une panique à l’idée de grimper dans cette voiture. Après tout, James, je ne le connaissais pas. Et il paraît que c’était un fou du volant...Enfin…C’est ce que tout le monde disait. J’ai toujours pensé que c’était un remarquable conducteur, qui n’avait pas eu de chance, c’est tout.

— Qu’a-t-il fait ensuite, James Dean ? railla le policier, en allumant une cigarette. Il dessinait machinalement des ronds sur la plainte quasi vierge de monsieur Ramirez.

— Il a fait le tour, a sauté par-dessus la portière. On aurait dit qu’il ne pesait pas plus lourd qu’une plume, qu’il volait dans les airs. Il était si gracieux.  Il a glissé la clé, l’a tournée. Le moteur a rugi. Ma frayeur a décuplé. J’ai failli tomber à la renverse. Il m’a regardé droit dans les yeux et m’a dit avec fermeté « je reviendrai ». Puis il a démarré en trombe tout en me faisant un signe amical de la main.

— « Je reviendrai » ? C’est tout ce qu’il vous a dit ?

— Oui. C’est tout. Je suis resté comme deux ronds de flan sur le trottoir sans le quitter du regard. Puis je suis rentré chez moi. J’étais à la fois perdu, incrédule, mais aussi résigné.

— Résigné ?

— Oui. Résigné.

— Pourquoi donc ? demanda l’inspecteur qui commençait déjà à rassembler les feuilles composant le dossier.

— Parce que je savais qu’il ne me lâcherait plus.

— Et qu’attendez-vous de nous ? Vous voulez déposer plainte ? On prendra la description et on fera une ronde aux alentours de 16h devant le bar, si vous déposez plainte, l’informa l’inspecteur sans conviction.

— Non. Je vous remercie. Je voulais juste savoir si d’autres personnes avaient rencontré Jam…enfin le même type que moi, quoi.

— Non, monsieur Ramirez, personne n’est venu se plaindre d’un homme qui mangeait des glaces à la fraise devant le bar de la rue principale, ricana le policier.

Il se leva et tendit la main au vieux monsieur.

— Allez, je vous raccompagne !

— Merci pour votre écoute, mon lieutenant.

—Inspecteur, monsieur Ramirez, inspecteur. Ni lieutenant, ni brigadier.

Bordier ouvrit la porte du petit commissariat en souriant.

— A bientôt. Prenez soin de vous. Faites-moi plaisir, voulez-vous, continuez à lire "L’Equipe", tranquille, dans votre bar. Ne prêtez plus attention à cet homme.

Le vieillard le fixa quelques secondes. Son visage était de glace.

— Merci pour votre temps et votre écoute, inspecteur.

 

Bordier le regarda s’éloigner puis referma la lourde porte en maugréant. De retour dans son bureau, il se vautra dans son fauteuil en skaï, les deux jambes croisées sur le burlingue, puis alluma une cigarette. Putain ! Encore deux ans à tirer dans ce commissariat de misère ! Bon, c’est vrai, il avait déconné. Il avait eu le poing un peu leste lors de cette intervention au Forum des Halles à Paname, six mois auparavant. Mais ce p’tit con avait failli lui planter un couteau dans le bide, nom de Dieu ! Le gamin s’en était tiré avec un œil défoncé, quarante points de suture et la mâchoire fracassée. De multiples opérations avaient été nécessaires pour que le gosse retrouve un visage potable. Les Médias en avaient rajouté, évidemment. Lui avait écopé de deux ans et six mois dans ce trou à rats, à saisir des plaintes de voisinage et écouter de vieux schnocks perdre la boule ! Directive de son responsable direct : l’écoute. On se devait d’écouter les bons citoyens de cette petite ville de province, quels qu’étaient leurs problèmes ! Il tira sur sa clope et fut pris d’un fou rire. James Dean ! Pourquoi pas Ronald Reagan ou Churchill pendant qu’on y était ?!? Il toussa. Lorsqu’il reprit son calme, il rangea son bureau puis enfila son blouson de cuir. 17h30. Il était temps de plier bagage. Le seul avantage de ce coin paumé : du temps pour soi.

 

Trois jours plus tard, l’inspecteur, en train de feuilleter le dernier numéro de « Police Magazine » reçut un coup de fil de ses collègues. Alors qu’ils effectuaient leur ronde, il avaient été contactés pour un accident sur la RD 39. En contrebas de cette route sinueuse, un bolide gris anthracite avait dévalé le ravin et terminé sa course contre un arbre.

Le policier se redressa sur son siège.

— Quelle marque ?

— Quoi, quelle marque ?

— La voiture, quelle marque ?

— Ah oui. Attendez, je me renseigne.

Le flic entendit un grésillement et une voix lointaine, comme si son interlocuteur avait posé sa main sur le combiné.

— Une Porsche, inspecteur. Une voiture de location, apparemment. Vous nous rejoignez ?

Bordier s’entendit bredouiller un « oui » puis attrapa son cuir. Il lui fallut vingt minutes pour rejoindre l’équipe sur les lieux. Il se gara sur le bas-côté et courut vers le camion des pompiers. Le capitaine venait de remonter du ravin.

— Il y a des blessés ? s’enquit Bordier

— Non. Un mort. Un vieux monsieur. Type occidental, 80 ans environ mais vos collègues sont en train de checker son portefeuille. On a retrouvé un contrat de location au nom de Ramirez dans la boite à gants. Ça vous dit quelque chose ? Le plus curieux, c’est l’absence de marques de freinage sur la route.

Le policier restait de marbre.

— Il aura voulu se faire plaisir pour ses vieux jours. Quelle idée d’aller louer un tel bolide à son âge ! Faut croire que son heure était venue. Qu’en pensez-vous, inspecteur ?

 

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