Cher Hubert...

Cher Hubert, 

J’entends encore les cliquetis de tes fers sur le carrelage du magasin. Des fers…déjà rien qu’à entendre ça le jour de ton arrivée, on aurait dû se douter que tu jouerais les cheftons du IIIème Reich, en manque de pouvoir.

Tu avais déboulé un matin avec ta jeunesse inattendue pour ce poste, directeur d’hypermarché en région parisienne, une de ces grosses bestioles qui engrangent des millions d’euros, qui embauchent des centaines de femmes et d’hommes, heureux de venir travailler pour une des plus grosses entreprises familiales de France.

Déjà, l’humeur était à la mélancolie, car ton prédécesseur allait fichtrement nous manquer. À grands coups de paternalisme et de mains sur l’épaule, il avait réussi à faire de nous une des équipes les plus soudées de la RP, une équipe qui gérait chaque jour un magasin à +10% au cordeau, blindé de came à 8 h30 tous les matins, dans une rigueur exemplaire au service du client.

Ses cheveux grisonnants et sa bedaine pleine de bons repas, d’apéros pour fêter les victoires, grosses ou minuscules - tout étant bon pour picoler tous ensemble - allaient laisser la place à ta svelte silhouette de droïde, le pétard accroché à la ceinture, prêt à dégainer.

Tes yeux bleu acier nous avaient scrutés avec intérêt. À cet instant, tu avais commencé à repérer ceux qui feraient partie de ta cour et ceux envers qui tu manifesterais, quelque temps plus tard, un mépris insupportable.

Tous ces matins durant lesquels tu déboulais dans les allées vides, parce que les employés avaient peur de toi, je m’en souviens parfaitement. Le bruit de tes fers donnait l’alerte et les employés se carapataient dans leurs réserves ou les bureaux. Moi, je t’attendais. Du haut de mes 26 ans, j’avais déjà compris que tu n’étais qu’une brêle…et les brêles ne m’ont jamais impressionnée. Ton prédécesseur, oui, il m’impressionnait par ses connaissances, par son savoir-faire, par cette envie qu’il avait aussi de nous faire avancer.

Mais toi, qu’est-ce que tu étais capable d’apporter ?

Rien.

Je l’ai vu au premier coup d’œil. Il ne faut pas longtemps pour reconnaître les incapables. Ils ont une démarche autoritaire, ils interviennent sur tout, exigent sans savoir, sans écouter. Ils misent tout sur leur apparence pour se créer un charisme, pour contrebalancer ce qu’ils n’auront jamais : le leadership, le vrai, celui qui fait tout le monde te suit dans tous tes projets sans se poser de questions et prend son pied à bosser avec toi. Tu ne pouvais pas savoir ce que c’était, tu n’en avais pas une once dans ta besace.

Tu n’aurais pas pu t’en procurer de toute manière, c’est aussi rare qu’une fleur edelweiss dans une montagne suisse. C’est inné, mon gars, il faut que la bonne fée t’en saupoudre dans la goule quand tu n’es encore qu’un petit chiard, hurlant dans son berceau. Tu vois, tu n’avais vraiment aucune chance, même en posant des fers sous tes souliers.

Alors, très rapidement, une branlée de lèche-bottes avait élu domicile dans ton bureau pour te sucer la grappe, tel un bon chien le fait, assis aux pieds de son maître. Ils espéraient ainsi obtenir une promotion que tu promettais en bon calculateur narcissique que tu étais.

Peu après ton arrivée j’avais suspecté un problème avec les femmes. Il te les fallait soumises, un peu à l’image de ta bonne femme, mère au foyer, qui avait mis au monde sept lardons malheureusement habités par ton patrimoine génétique. Certaines phrases comme « les femmes sont faites pour rester à la maison » avaient définitivement confirmé cette suspicion.

Ta ferveur catholique, à faire pâlir de jalousie Benoît dans sa guinguette place St-Pierre, n’était plus un secret, tu nous la servais même en réunion commerciale, va savoir pourquoi. Cependant, tu avais dû zapper quelques commandements en lisant les Textes Sacrés. Pour preuve, cette fois où je t’avais entendu tringler ta secrétaire, fraîchement mariée, dans les chiottes de la boutique. Pétrifiée sur mon trône, il m’avait fallu attendre vingt bonnes minutes que tu termines ton affaire. J’avais dû me mordre la main pour ne pas rire, toi, le grand prêcheur sur les institutions comme la famille, sur les valeurs comme l’honnêteté.

Je dois dire que c’est vraiment à ce moment-là que j’ai compris qui tu étais vraiment.

J’étais seule dans les allées du secteur PGC, seule avec mon listing de commandes, seule avec mon équipe de 15 mecs qui n’attendaient qu’une chose : que je défende leur travail, payé une bouchée de pain pour des horaires de daube en pleine nuit.

Jamais un compliment, jamais une plaisanterie, toujours ta froideur de droïde, mécanique, inhumain devant des hommes qui, même malades, venaient remplir ton fichu bouclard pendant que toi tu recevais en grande pompe les ténors de la région. Le bouclard, c’était pas toi, c’était eux, c’était nous.

Tu venais du textile. Chef de secteur textile dans un petit hyper du nord de la France. Le textile. le secteur qui à l’époque était le plus centralisé. Peu de décisions, peu de négociations. En PGC, on était libre de tout. Avec 70 h heures de boulot hebdomadaires, on avait la maîtrise totale de notre compte d’exploitation. Tout se négociait, tout se décidait sous notre casquette.

Alors évidemment, ce jour de septembre où tu m’as demandé de monter une tête de gondole de crème de marrons, là encore j’ai dû me retenir pour ne pas pisser de rire à ma culotte. Quand on ne connaît rien, on ferme son clapet, au pire on pose la question, mais on n’exige pas au risque de planter le chiffre de la boutique pour faire son caprice d’enfant, pistonné par je-ne-sais-quelle cervelle des hautes sphères. Parce que le pire, c’est que ce job, tu l’avais pas obtenu à la sueur de ton front.

La crème de marron en septembre, c’est un peu comme la raclette en plein été, tu vois, à la limite faut pas avoir fait l’ECAL pour le savoir, faut juste un peu de jugeote. T’as déjà bouffé de la crème de marron quand il fait 20° dehors, toi ?

Tu avais alors vu dans mes yeux tout le mépris que je te portais et c’est là, ma seule erreur. Car, à partir de ce jour-là, tu m’as fait vivre un enfer, du harcèlement moral au harcèlement sexuel, en passant par les brimades et les moqueries en public. Demander des opérations techniquement impossibles ; exiger ma présence de 4 h du matin tous les jours jusqu’à 21 h tous les soirs, six jours sur sept ; me recevoir dans ton bureau et me peloter, en me menaçant de me licencier ; m’appeler pendant mes jours de repos.

Bref, je crois qu’avec toi j’ai pu découvrir toute l’ignominie des pervers narcissiques, toute la panoplie qu’ils utilisent avec tellement d’intelligence. Je dois t’accorder ça, Ducon, faut que je sois honnête.

En six mois, tu as réussi à dégager 50% de l’effectif cadre. Les deux femmes chefs de rayon de mon secteur ont été rapidement licenciées pour des motifs encore plus bidons que toi. Quant à moi, il n’était point question que je te léchasse la queue pour conserver mon poste, j’ai un minimum d'amour-propre, moi, tu vois.

Dix prudhommes, une équipe démotivée, un turn-over à la Carrouf, un magasin à -30% en six mois, on peut dire que t’étais vraiment une pointure dans ton domaine.

Mon salut, je le dois à mon compagnon de l’époque qui, un matin, m’a retenue, physiquement, en me murmurant à l’oreille : « Tu vas perdre sur ce coup-là parce que tu as affaire à un fou, ne te détruis pas, reste ici ce matin, j’appelle le médecin ».

Alors, je t’ai planté en pleine saison de chocolats de Noël le 22 décembre de l’année 1997. Il qu’il aurait fallu voir vos gueules à toi et tes compères RRH et contrôle de gestion : vous courriez dans tous les sens à ma recherche. « Elle est pas là Laura ? Elle est où ? Hein ? Elle est où ? » On m’avait rapporté que tu hurlais dans les allées, affolé, le bordel laissé par mes mecs, dans les allées centrales. Trop mauvaise pour être gardée mais quand même nécessaire pour faire proprement le boulot ! Bah tu vois, tu avais eu ce que tu voulais. J’étais partie. Je serais restée, j’aurais crevé, je le sais maintenant. On ne peut pas lutter contre les pervers narcissiques, ils finissent toujours par avoir votre peau, par vous laisser vidé sur le carreau.

 

En l'espace de quelques mois j’étais passée du statut de meilleur chef de rayon magasin à celui de la bête à abattre, mauvaise et incapable. Les trophées, restés dans ce bureau où je n’ai jamais remis les pieds, y compris pour y récupérer mes affaires personnelles, pouvaient en attester.

Trois ans de dépression ont suivi malgré un nouveau travail fin janvier 98 et un lot de réussites, car le harcèlement moral est une arme terrible qui vous fait perdre tous vos repères, votre estime de soi et toute votre énergie. Tel un vampire, tu avais aspiré toute mon âme, toute ma créativité, toute mon énergie, toute ma vie. Les trois années qui ont suivi, j’ai fait semblant de vivre, de travailler, détruite par ta machine à broyer de l’être humain.

Et toi ? Bah, toi, tu as fini en Italie sur l’ouverture d’un magasin qui n’a jamais vu le jour, puis on a fini par te dégager, ton piston n’a rien pu faire pour toi. Tes sbires ont été licenciés pour faute grave. Il y a une justice finalement.

Ta vie a été brisée ? Oui et alors ? Tu n'en as pas brisé des vies, toi ?

Je suis heureuse de t’avoir rencontré finalement. Tu m’as appris à reconnaître rapidement les salauds de ton envergure et du coup à les éviter. Avec toi, j’ai pu enfin découvrir, à l’âge de 26 ans, cet univers merveilleusement pourri que l’on appelle le monde de l’entreprise. Depuis, je m’en tiens à distance, pour mon plus grand bonheur.

 

Allez, ce n’est pas dans mes habitudes pour les Billets Durs, mais je t’embrasse quand même, mais sur le front hein…

Quoi ?

Ouais, par pitié…un peu…beaucoup en fait… 

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